Nation et Europe : la difficile synthèse de la diplomatie française
Pierre Vimont
Chercheur associé à Carnegie Europe. Ancien ambassadeur de France
auprès de l’Union européenne (1999-2002) et aux États-Unis (2007-2010).
Ancien secrétaire général du Service européen d’action extérieure (SEAE) de 2010 à 2015.
Dans le champ de la diplomatie, la France et l’Europe se cherchent depuis plus de trente ans sans jamais se trouver. Plus la diplomatie française appelle à une Europe-puissance, moins celle-ci semble progresser. Et plus l’Europe de la diplomatie affirme sa volonté d’exister, moins la France paraît prête à s’engager à ses côtés. Pourtant, l’impression de convergence est saisissante aujourd’hui entre un Président français appelant à une Europe souveraine et des dirigeants européens qui plaident en écho pour une Union européenne géopolitique, capable de parler le langage de la puissance. On pourrait donc penser que les deux partenaires ont enfin scellé leur entente et vont ensemble faire progresser la politique étrangère de l’Europe. Mais rien n’y fait : la diplomatie française reste prudente sinon sceptique et la diplomatie européenne continue d’afficher de son côté des résultats décevants.
Y a-t-il une relation de cause à effet entre cette réserve de la diplomatie française et la faiblesse persistante de la politique étrangère européenne ? La France a-t-elle une responsabilité particulière dans ce constat décevant ? Ayant été à l’origine de la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc) de l’Union européenne, la France devrait donc en être la cheville ouvrière. Dans les faits, elle se sera surtout montrée hésitante et ambivalente. Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette contradiction et les moyens d’y porter remède.
Les hésitations françaises devant la diplomatie européenne
Un passage de l’Empire à l’Europe loin de toute intégration politique
Reprenons le fil de l’histoire. En passant de son statut de puissance coloniale à celui d’acteur multilatéral et européen, la France a conduit tout au long de la seconde moitié du siècle dernier une transformation en profondeur de sa politique étrangère. Ce passage de l’Empire à l’Europe aurait pu être vécu par la France comme une déchéance. Mais, comme l’a démontré Timothy Snyder, la France et les autres nations européennes, en faisant le choix de l’Union européenne, se sont donné un cadre pour « tromper le destin avec un atterrissage en douceur des Empires ». Le corollaire de ce choix aurait dû être un engagement résolu dans la mise en place d’une diplomatie européenne. Mais les esprits en France n’étaient pas prêts au sortir de la guerre à s’engager dans cette voie. On connaît la suite : pendant les trente premières années de son développement, le projet européen s’est construit autour d’un grand marché économique loin de toute idée de diplomatie ou de défense. Pour la France du général de Gaulle, l’Europe politique devait rester l’affaire des États ; tout au plus pouvait-on envisager un minimum de coordination entre les pays membres dans le respect de l’indépendance nationale de chacun. Peu ou prou, cet équilibre prévaudra jusqu’à la fin de la guerre froide.
Maastricht ou le changement de paradigme
Avec la chute du mur de Berlin et la fin du monde soviétique, la France a eu l’intuition que le projet européen changeait de nature : l’Europe n’était plus simplement la pièce économique du grand puzzle transatlantique mis en place pour contenir l’URSS ; elle devenait, dans un continent réunifié, l’acteur de sa propre stabilité. L’Europe devait donc se transformer en une Union politique. Ce fut tout le sens du Traité de Maastricht qui, à côté de la mise en place de l’euro, instaura une politique étrangère et de sécurité européenne. Soucieux néanmoins d’avancer avec prudence dans cette direction, les membres de cette nouvelle Union prirent soin de protéger leurs politiques étrangères nationales en limitant la sphère d’action de cette nouvelle diplomatie européenne. Ce choix, confirmé de nouveau dans le Traité de Lisbonne, a fait apparaître au fil du temps les trois faiblesses congénitales de cette jeune diplomatie : une gouvernance mal adaptée à l’action diplomatique, une unité politique incertaine, une pensée stratégique insuffisante. Face à ces vulnérabilités, la France s’est vite convaincue que ses intérêts lui dictaient de ne pas trop s’engager dans une diplomatie européenne dépourvue d’efficacité et de vision stratégique. Il s’est ensuivi un glissement progressif de la diplomatie française vers une forme de scepticisme, sinon de désenchantement, à l’égard de l’Europe diplomatique.
Un appareil diplomatique jugé inadapté
Pourtant, en matière de gouvernance, l’Union européenne n’a eu de cesse depuis trente ans de compléter et renforcer son dispositif diplomatique : Haut représentant rattaché au Conseil puis également à la Commission, Service européen d’action extérieure (SEAE), réseau de délégations à l’étranger, instruments financiers appropriés. L’ensemble a fini par constituer une administration de poids au service de la politique étrangère de l’Europe. Mais à mesure de la construction de cet édifice, la France a manifesté une réserve grandissante. Le dispositif a été jugé baroque, manquant d’expertise, souvent pris en défaut de naïveté. Les partenaires de la France ont vu dans ce manque d’appétit la marque de son indépendance, la France l’a considéré comme le constat lucide d’une incapacité structurelle du système institutionnel européen à bâtir une organisation diplomatique cohérente. Preuve de ce désamour progressif : la France n’a rien trouvé à redire en 2004 à la présence de Javier Solana à la tête du groupe des trois pays européens lancés dans les discussions nucléaires avec l’Iran ; dix ans plus tard, elle n’a pas souhaité associer la Haute représentante européenne à la négociation montée avec l’Allemagne sur la crise de l’Ukraine. De même aujourd’hui, à l’heure où la Commission européenne manifeste plus d’appétence pour une vraie réflexion géopolitique, la France semble plus tentée de traiter directement avec celle-ci qu’avec le SEAE dont elle doute toujours de l’efficacité.
Une unité politique de plus en plus difficile
S’agissant de la recherche d’unité entre Européens, la France n’a jamais été à l’aise avec le processus d’élargissement et la multiplication des adhésions dans lesquelles elle voit un risque de dilution pour sa propre vision du projet européen. De fait, cette question du nombre est apparue au fil du temps comme un obstacle grandissant à l’unité de la diplomatie européenne : les divergences actuelles entre Européens sur les droits humains, l’immigration ou le processus de paix au MoyenOrient privent l’Europe d’une voix dans les enceintes internationales et constituent un handicap pour sa crédibilité. Plus sérieux encore, plusieurs des pays membres parmi les plus récemment arrivés ne sont pas convaincus de la vocation géopolitique de l’Europe. Par leur taille, leur passé, leur propre tradition diplomatique, ils ne se voient pas comme partie prenante d’un ensemble géopolitique. Dans leur esprit, le contrat passé lors de leur adhésion les engage dans un processus d’intégration économique, non dans une diplomatie de la puissance, susceptible de surcroît de mettre l’Europe en porte à faux avec l’allié américain.
Qu’a fait la France en face de ces résistances ? Elle a joué pour l’essentiel la carte nationale, seule ou avec ceux de ses partenaires, l’Allemagne en premier lieu, qui partagent ses vues, considérant que la recherche à tout prix de l’unité européenne devenait un objectif de plus en plus difficile à atteindre. Les exemples de cette démarche abondent : réunions sur la Libye, groupes de contact sur la crise syrienne, relance du dialogue avec la Russie… En entretenant ainsi l’idée d’une action diplomatique européenne réservée à quelques-uns, la France a suscité la méfiance de ses autres partenaires qui voient dans cette flexibilité les prémices d’une refonte en profondeur du projet européen.
Une pensée stratégique insuffisante
Une dernière raison du désenchantement français à l’égard de la diplomatie européenne tient au contenu même de la politique étrangère de l’Europe. Celle-ci pèche trop souvent par son manque de vision stratégique, ce qui en réduit les ambitions et les résultats. À cet égard, l’exemple des efforts conduits dans le domaine militaire est sans doute le plus probant. Aux origines de la politique de sécurité européenne, la France, forte de ses capacités opérationnelles, a été de tous les engagements européens sur le terrain en assurant la plupart du temps le rôle de nation cadre. Mais face à la pesanteur des procédures, la faible appétence des partenaires européens et les résultats mitigés des opérations européennes, les autorités militaires françaises se sont progressivement éloignées de l’orbite européenne. Comme en matière de diplomatie, elles ont repris l’habitude d’agir seules et de solliciter seulement ensuite leurs partenaires européens.
L’expérience de la coopération structurée permanente s’inscrit dans la même veine : soutenu par la France dans le but de promouvoir des coopérations en petit nombre, plus souples et performantes, ce dispositif inscrit dans le Traité de Lisbonne s’est concrétisé en définitive dans un format bien plus large que prévu, regroupant la quasi-totalité des pays membres. Depuis lors, cette collaboration peine à trouver son plein régime. Il n’est donc pas surprenant que, dans son effort pour créer une culture stratégique commune entre Européens, la France ait choisi de lancer son Initiative européenne d’intervention en petit comité, loin des appareils militaires de Bruxelles.
Comment sortir de l’impasse actuelle ?
Ramener l’Europe dans l’histoire
Personne ne songe à nier les faiblesses de l’actuelle diplomatie européenne. Il est tout aussi compréhensible que la France ait pu préférer aux méandres institutionnels de l’Union d’autres voies pour promouvoir une Europe-puissance. Mais est-ce aujourd’hui la meilleure manière de porter le projet d’Europe souveraine dont la France se fait le chantre ?
Comme le souligne Luuk van Middelaar, le projet européen, voulu à son origine par ses fondateurs comme l’antithèse de la puissance, est désormais rattrapé par l’histoire. Depuis plus de dix ans, les événements obligent en effet l’Europe à s’adapter aux réalités inévitables que sont la crise financière, la pression migratoire, le Brexit ou la pandémie. Cette transformation en marche a le mérite de contraindre les Européens à se penser comme une puissance avec des intérêts stratégiques communs. Pour autant, cette démarche n’a pas fait disparaître les défauts originels de la diplomatie de l’Europe : essentiellement réactive, celle-ci s’adapte mal à l’accélération de l’histoire ; elle reste de plus pénalisée par une organisation inadaptée à l’exercice de la puissance ; elle manque enfin d’une vision stratégique partagée par tous les membres de l’Union.
En face de ces vulnérabilités, les ambiguïtés passées et présentes de la France à l’égard de la diplomatie européenne ne peuvent plus tenir lieu de réponse.Depuis Maastricht, la diplomatie française s’est voulue la championne d’une Europe puissance sans en tirer les conséquences pour la conduite de sa propre politique étrangère. En outre, elle s’est trop souvent enfermée dans l’idée qu’une diplomatie européenne réellement efficace devait être façonnée à l’image des priorités françaises, ce qui a provoqué inévitablement un rejet de la part des partenaires européens.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’engagement de la France en faveur d’une Europe souveraine vient profondément changer la donne. Elle marque un tournant dans la manière dont la diplomatie française doit à présent mettre en œuvre cet engagement. Vis-à-vis des trois faiblesses du système européen (organisation, unité et stratégie), celle-ci ne peut plus se tenir à l’écart. Il lui faut changer de logiciel et accepter de s’engager aux côtés des institutions européennes, de partager avec elles son expérience stratégique et de faire les gestes qui rassurent ses partenaires.
Valoriser la diplomatie européenne
La France doit tout d’abord faire le pari d’un service diplomatique européen performant. À l’heure où celui-ci s’essaye à une remise en ordre nécessaire, un soutien plus appuyé s’impose. Cet appui pourrait prendre diverses formes : intégrer le Haut représentant dans les discussions diplomatiques menées avec d’autres pays membres hors du cadre de l’Union ; reprendre le modèle de la négociation iranienne pour toute future discussion internationale afin de faire de l’Union européenne le partenaire naturel de telles initiatives ; associer de manière plus systématique les chefs de délégations européennes aux visites officielles françaises dans les pays tiers. Au-delà du SEAE, l’invitation faite il y a deux ans au président de la Commission européenne de participer avec les dirigeants français et allemand à une rencontre avec le Président chinois devrait être renouvelée ; elle pourrait même devenir le format naturel pour d’autres dialogues avec des dirigeants étrangers. Quant aux initiatives françaises en matière de défense, leur dimension européenne serait considérablement renforcée si elles instituaient comme règle générale la participation de représentants des structures militaires de l’Union.
Encourager la pensée stratégique européenne
Si l’avenir de l’Europe doit être géopolitique, il est urgent d’obtenir de l’ensemble des institutions européennes un changement radical de mentalité. L’analyse géopolitique n’est pas en effet dans le logiciel des organisations européennes qui préfèrent, en règle générale, une vision du monde irénique et consensuelle. Les communications stratégiques de l’Union sont bâties sur la recherche du plus petit commun dénominateur, dans un vide géopolitique d’où sont évacués les rapports de force, les antagonismes et jusqu’aux nations en cause qui ne sont pas nommées. Avec le retour de l’histoire, la diplomatie européenne doit donc s’assumer comme une puissance pourvue de valeurs propres et d’intérêts spécifiques.
Ce saut qualitatif, la France doit aider l’Europe à l’accomplir. En invitant les diplomates de l’Union européenne à ne pas craindre les débats difficiles et à
nommer les choses, elle peut animer une discussion sur les grandes questions stratégiques que l’Europe a eu tendance à escamoter. Chine, Russie, Turquie, IndoPacifique, politique de voisinage : ces thèmes qui divisent les Européens doivent intégrer à l’avenir une dimension géopolitique à l’image de la communication sur la Chine dans laquelle l’Union a osé poser le triptyque « partenaire, concurrent et rival ». Forte de son réseau, de son expérience et de sa position dans le concert des nations, la France peut et doit mettre ces atouts au service de la politique étrangère européenne. Plus encore, elle doit aider l’Europe à imprimer sa marque sur les thèmes les plus structurants de l’agenda international : le multilatéralisme des biens communs, les droits humains, la transition écologique ou la promotion du développement durable. Elle permettrait ainsi de positionner la diplomatie européenne de manière originale par-delà la confrontation entre grandes puissances.
Accomplir des gestes de confiance
Ce ralliement français au renforcement de la diplomatie européenne n’ira pas de soi. Il y a en effet un non-dit au cœur de la politique étrangère de l’Europe. Pour les autres Européens, la France est captive de son histoire nationale, fruit du compromis de Luxembourg, de son choix de la dissuasion nucléaire, de sa longue période de retrait des structures militaires de l’Otan et de son attitude sourcilleuse à l’égard de l’allié américain. Pour ses partenaires européens, tout engagement de la France suscite la suspicion, à l’instar du débat sur l’autonomie stratégique perçue comme une tentative de mainmise française sur la future défense européenne.
Comment surmonter cette incompréhension si la France est décidée à renforcer l’Europe géopolitique ? Non pas en renonçant à ce qu’elle est et qui fait la force de sa politique étrangère, mais en faisant les gestes qui inspirent confiance et témoignent d’une évolution des mentalités. Emmanuel Macron a montré la voie dans son « discours de l’École militaire » en proposant une réflexion sur la dissuasion nucléaire française. Dans la même veine, la France pourrait marquer les esprits en faisant des propositions sur la meilleure manière de mettre son siège permanent du Conseil de sécurité au service de la politique étrangère européenne. Ainsi, grâce aux discussions destinées à asseoir la crédibilité géopolitique de l’Europe, la France pourrait définir avec ses partenaires européens les grands équilibres d’un partenariat transatlantique qui ne serait plus systématiquement aligné sur les États-Unis. Les nouvelles priorités internationales (climat, numérique, Chine, Afrique) offrent un champ d’action sans précédent aux Européens pour mieux comprendre où se situent leurs intérêts et dessiner les contours d’une souveraineté européenne originale.
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En changeant de paradigme, l’Europe de Maastricht a ouvert en son temps des perspectives à la diplomatie européenne que la France n’a pas su saisir. La volonté de faire de l’Europe un acteur géopolitique offre à la diplomatie française une seconde chance. Cette opportunité est d’autant plus évidente qu’au sein de l’Union, depuis le départ de la Grande-Bretagne, la France est probablement la seule nation à posséder la gamme de moyens nécessaires pour entreprendre et réussir cette relance de l’Europe de la diplomatie. Mais cette entreprise ne pourra réussir que si la France est capable, elle aussi, de changer d’attitude et de s’engager résolument dans l’émergence d’une diplomatie européenne plus stratégique. Pour ramener l’Europe dans l’histoire, la diplomatie française devra par conséquent commencer par se changer elle-même.