Traiter avec l'Est - une Vision depuis le cœur de l'Europe

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Stefan Füle, ancien commissaire européen à l’élargissement
et à la politique européenne de voisinage. 

 

Mesdames et messieurs,

Tout d'abord, permettez-moi de vous remercier de m'avoir offert cette opportunité unique de faire partie de la session de 2017 de la chaire internationale "Grands Enjeux stratégiques contemporains", consacrée au "Défi stratégique russe". Je voudrais vous proposer mon point de vue sur ce sujet, sous le titre: Traiter avec l'Est - une Vision depuis le cœur de l'Europe. Le terme "mon point de vue" fait référence en particulier à mes fonctions précédentes de Commissaire européen à l'élargissement et à la politique de voisinage, et à mon statut actuel, en tant qu'un des quatre candidats au poste du secrétaire général de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

L'ambassadeur Samantha Power, ancienne représentante permanente des États-Unis aux Nations Unies a écrit pour le NYT un article sur Vitaly Churkin, son ancien collègue russe, après sa mort inattendue: "Notre sécurité dépend de notre capacité de dépasser les clivages idéologiques - à se comprendre, les uns les autres, mais aussi à essayer de résoudre les problèmes ensemble". Il n'existe guère, meilleure façon d'exprimer de ce dont je parlerai aujourd'hui.

À la chute du rideau de fer, nous avons laissé le monde bipolaire derrière nous, mais le monde multipolaire est encore hors de portée. Nous vivons dans une période transitoire, qui pourrait durer assez longtemps. Les institutions internationales doivent encore être réformées, afin de s'adapter au nouveau monde. Et, presque quotidiennement, nous sommes témoins d'une relativisation de l'ordre international transparent, prévisible et durable, tel que nous le connaissons et nous le préférons. La globalisation est devenue un vrai outil d'interconnections et d'interdépendance, et elle commence à mettre à l'épreuve le concept des frontières, en tant que ligne de défense de notre mode de vie. La compétition entre les systèmes de gouvernance et les ensembles de valeurs est de plus en plus importante. Cette compétition a défié la sécurité européenne très sérieusement.

Pendant des années, nous avons tâché, à travers d'initiatives internationales de trouver une solution adéquate à la relation entre la Serbie et le Kosovo. Mais il s'agissait d'un cas sui generis, dont le règlement final serait obtenu dans le cadre de l'élargissement de l'UE. En même temps, nous n'avons pas été capables de rétablir l'équilibre entre le principe de l'intégrité territoriale et la souveraineté, et le principe de l'autodétermination des peuples par le moyen des mécanismes internationaux, dans d'autres cas, comme ceux du Haut-Karabakh, de la Transnistrie ou de la Géorgie. Et le cas de la Crimée et de l'Ukraine de l'Est a précipité tous les Européens sur un chemin très dangereux. Il y aura de graves conséquences pour la sécurité de notre continent, si nous décidons de rééquilibrer ces principes en dehors des efforts internationaux, en dehors des négociations diplomatiques souvent ardues, qui sont les seules à pouvoir apporter une solution durable. Et la situation deviendra encore plus imprévisible, si nous jouons avec le principe du non-recours à la menace ou du non-emploi de la violence.

Comment pouvons-nous avoir des interprétations différentes du sens de ces principes importants de l'Acte final d'Helsinki de 1975? Pourquoi divergeons-nous dans notre interprétation de la reconnaissance complète de la liberté des états de choisir les arrangements de sécurité qui leur conviennent et de l'indivisibilité de la sécurité de chaque état participant à l'OSCE, comme il a été convenu ici, à Paris, en 1990, à la Charte de Paris pour une nouvelle Europe? Pourquoi avons-nous des approches manifestement différentes de ce que nous avons convenu, ici, à Paris: "tous les dix principes de l'Acte final d'Helsinki sont appliqués de manière égale et sans réserve, chacun étant interprété en tenant compte des autres"?

Mais il existe d'autres questions importantes, auxquelles nous avons intérêt à apporter des réponses objectives, afin de pouvoir avancer, après avoir réfléchi sur les enseignements tirés. Le président Poutine aurait déclaré pendant la conférence de presse du 10 décembre 2004 la phrase suivante: "Si l'Ukraine désirait intégrer l'UE et si l'UE acceptait l'Ukraine en tant que membre, la Russie, je pense, apprécierait cela, parce que nous avons une relation spéciale avec l'Ukraine. Nos économies sont étroitement liées, notamment en ce qui concerne des domaines du secteur manufacturier, où nous avons un degré important de coopération, et si cette partie de notre économie devenait une partie essentielle de l'UE, l'impact à l'économie russe serait, je l'espère, positif". Seulement neuf ans plus tard, son conseiller économique, Monsieur Glazyev, déclarait: "un accord d'association aura des conséquences catastrophiques pour l'Ukraine et les relations russo-ukrainiennes", favorisant une remarque sur l'adhésion et, plus tard, une remarque très critique sur une association de partenariat.

De quelle façon, en ce moment, alors que les capacités de l'UE en matière de relations extérieures étaient renforcées, son pouvoir normatif était considéré, comme jamais auparavant, en tant que plus prometteur par les uns et plus menaçant par les autres? En même temps, le droit des états indépendants européens de faire des choix souverains sur la prise de contrôle des normes de l'UE n'avait jamais été défié depuis la fin de la Guerre froide. Qu'y est-il arrivé? Qu'est-ce qui nous a infligé la crise la plus grave de la sécurité européenne des dernières décennies?

Il n'y a pas de position unanime, ni analyse commune pour comprendre comment la crise actuelle s'est développée, et quelles ont été les erreurs et les bévues faites sur le chemin. Ce manque d'accord se reflète, pas seulement sur deux, mais sur trois récits, inclus dans le Rapport du Groupe des personnalités éminentes sur la sécurité européenne en tant que projet commun. Le Groupe était mandaté pour fournir des conseils sur la reconsolidation de la sécurité européenne, en tant que projet commun, et il a été lancé sur l'initiative de la présidence suisse de l'OSCE de 2014, en coopération étroite avec la Serbie et l'Allemagne, lors du Conseil Ministériel de l'OSCE de 2014 à Bâle, le 4 décembre.

Ces récits différents se contredisent souvent ente eux et ne décrivent pas nécessairement de façon précise ou adéquate leur point de vue. L'essentiel, toutefois, n'est pas la précision historique mais le fait de démontrer à quel point notre appréciation du passé récent diverge. Ces récits diamétralement opposés sont la preuve que, pour l'instant, et il faut faire avec, les membres du Groupe se disputent. Bien que cela ne doive pas nous empêcher de travailler ensemble, ce fait devrait nous aider à réaliser la difficulté de ce travail.

Premier. Le point de vue de l'Occident. La fin de la Guerre froide a apporté la libération des pays de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est de la domination soviétique. La dissolution de l'Union soviétique de 1991, qui est survenue à cause de la détermination des républiques qui la composaient de devenir des États indépendants, a permis d'étendre cette libération aux pays qui avaient été incorporés dans les empires russe et soviétique. Il ne s'agissait pas d'une victoire de l'Occident mais d'une victoire pour la liberté et la démocratie, et elle a été enregistrée ainsi dans la Charte de Paris.

Cela représentait une opportunité pour la création d'une Europe entière et libre, démocratique et paisible. Pour les pays récemment libérés, cela signifiait rejoindre les institutions occidentales - à la fois l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et l'Union européenne (UE) - et transformer leurs systèmes économiques et politiques. Un partenariat stratégique avec la Russie, qui inclurait la coopération avec, sinon - ce qui n'était pas nécessaire - l'intégration dans, ces institutions occidentales était censé apporter la stabilité et la coopération en Europe. Ce processus a conduit aux élargissements réussis de l'OTAN et de l'UE dans les années 1990 et 2000 - élargissements acceptés par la Russie.

L'élargissement est devenu de plus en plus controversé quand la question de l'adhésion des anciennes républiques soviétiques s'est posée, avec la Russie de plus en plus opposée, l'Occident divisé et confronté à l'épuisement de l'élargissement, aussi, certains des pays candidats à l'adhésion, étaient-ils mal gouvernés.

Le processus de la création d'une Europe entière, libre et paisible a été mis en défi par la désintégration de la Yougoslavie et les conflits qui ont émergé au lendemain de l'éclatement de l'Union soviétique. L'Occident n'était pas préparé pour la crise dans les Balkans et n'a pas réussi à prévenir ou à résoudre le conflit à son début. La gestion de la crise a opposé l'Occident à la Russie. La première crise entre la Russie et l'Occident concernant la Bosnie a été surmontée, car elle était incluse dans le processus diplomatique; cela n'a pas réussi dans le cas de Kosovo ni dans ceux des conflits des anciennes républiques soviétiques.

Quand les révolutions démocratiques ont eu lieu dans certains pays qui avaient fait partie de l'Union soviétique, le conflit s'est aggravé entre l'Occident et la Russie (qui craignait que les "révolutions de couleur" ne se propagent, y compris à Moscou). Après la crise en Géorgie en 2008, la confrontation ouverte est survenue en Ukraine à partir de 2013. Selon le rapport du Groupe, quelles que fussent les préoccupations des Russes au sujet de l'Ukraine, y compris la Crimée, ils n'ont fait aucune tentative de les régler paisiblement.

Deuxième. Le point de vue de Moscou, selon la vision du Groupe. La dynamique principale après la Guerre froide était l'expansion des institutions occidentales au détriment de la Russie. L'Occident n'a jamais essayé d'aborder les questions de sécurité avec la Russie, seulement sans elle, ou contre elle. L'élargissement de l'OTAN était une menace grandissante pour la sécurité nationale russe. L'élargissement de l'UE a empiété sur les marchés de la Russie. Et, alors que de nouveaux États membres faisaient partie de l'espace Schengen, la zone sans visa se rétrécissait pour les citoyens russes. Dans les deux cas, en guise de compensation, un partenariat mineur a été offert à la Russie; le Conseil OTAN-Russie dorait la pilule amère de l'élargissement; selon la vision européenne du partenariat, la Russie devrait adopter les règles de l'UE.

L'idée de l'OTAN en tant qu'alliance bénigne et défensive a pris fin avec le bombardement de la Serbie - un partenaire historique de la Russie. Il s'agissait d'une violation, à la fois de la loi internationale, et des principes d'Helsinki. Les Occidentaux avaient inclus la Russie dans les négociations qui ont précédé le bombardement, mais quand aucun accord n'a été atteint, ils ont agi unilatéralement. À cela suivait une autre violation ouverte de la loi internationale, lors de l'invasion en Irak, dirigée par les États-Unis. La force militaire était employée, afin d'obtenir un changement de régime. Ayant engendré l'agitation dans le Moyen-Orient, l'Occident continuait à essayer d' y imposer un changement de régime, en appuyant les mouvements populaires de "Printemps arabe" et en employant la force, comme en Libye. L'Occident a apporté un support actif aux révolutions de couleur en Europe. L'annulation du Traité antimissiles balistiques a été la destruction d'un des milliers de la sécurité coopérative en Europe. La Russie a fait connaître ses points de vue sur tous ces sujets mais personne n'y a prêté attention. Au lieu de cela, une campagne de propagande négative a été lancée contre la Russie en 2013 et les dirigeants européens ont boycotté les les Jeux olympiques de Sochi.

Tous ces éléments se sont réunis pour la première fois en Géorgie, par la suite, en Ukraine, la promesse de la part de l'OTAN d'une adhésion, lors du Sommet de Bucharest - une sérieuse menace pour la sécurité russe - sans même le faux-semblant d'une consultation préalable; puis, la tentative européenne d'élargir son espace économique au détriment de la Russie; et finalement, le soutien occidental au mouvement de changement de régime de Maïdan. La Russie a répondu en employant le seul langage qui puisse capter l'attention européenne.

Et Troisième. Le point de vue des États entre la Russie et l'Europe. Ces États ne partagent pleinement aucun des récits que nous venons de citer. Certains de ces États( la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine) ont perçu leur indépendance, en tant qu'une opportunité pour s'intégrer dans les institutions occidentales, comme l'avaient fait les pays Baltes et les pays de l'Europe centrale ou de l'Europe de l'Est. Ces trois États traversent une période de transition, avec des élections et des sociétés civiles, plus ou moins démocratiques. Mais ils continuent de voir la Russie comme une menace pour leur sécurité, selon eux, elle serait prête à employer tous les moyens, y compris la force, pour les empêcher de s'établir, en tant qu'États réussis et indépendants avec une politique étrangère autonome.

D'autres États ont accepté la prédominance politique et sécuritaire russe, où ils ont choisi de ne s'aligner ni sur la Russie, ni sur l'Occident, essayant ainsi d'emprunter un chemin intermédiaire pour maintenir leur sécurité et leur indépendance.

Permettez-moi de partager avec vous ma version de l'histoire, qui est aussi celle de mes proches collègues, les idées qui ont inspiré les évènements, et ma perception de leur déroulement. J'essaierai aussi de vous fournir les indices à suivre, concernant la dimension eurasienne de la sécurité européenne.

Après la dissolution de l'URSS, l'UE a développé le concept des Accords de partenariat et de coopération. Ces accords ont été conçus comme des accords globaux, régissant la totalité des relations de l'UE avec les "États de l'ancienne Union Soviétique". Les Accords ont contribué à normaliser et à développer les relations dans de nombreux domaines avec des États indépendants depuis peu, et qui n'avaient auparavant, aucun rapport avec l'UE.

L'objectif de ces accords était de renforcer le développement démocratique et économique des pays partenaires, à travers la coopération dans des domaines d'action choisis et un cadre approprié pour le dialogue politique. Les partenariats étaient destinés à fournir une base pour la coopération dans de nombreux secteurs. En plus, les Accords avec l'Ukraine, la Russie et la Moldavie offraient déjà la perspective, de mettre en place les futures zones de libre-échange. L'idée était d'accompagner la transition des États-partenaires vers une économie de marché et d'encourager les échanges et les investissements.

Trois ans après la signature des Accords, la portée géographique de l'UE a changé de façon dramatique, affectant aussi la géopolitique du continent européen. Après les deux élargissements de 2004 et de 2007, l'UE s'est vue soudainement partager des frontières directes, non seulement avec la Biélorussie, l'Ukraine, la Moldavie et la Russie, mais en plus, les nouveaux États-membres, riverains de la mer Noire reliaient l'UE aux pays du Sud-Caucase.

Un peu avant que l'élargissement majeur vers l'Est ne devienne réalité, Romano Prodi, président de l'époque de la Commission européenne, a introduit les termes-clés d'une nouvelle Politique européenne de voisinage, en déclarant que les pays autour de l'UE, du Maroc et la Méditerranée, à la mer Noire et la Russie et l'Ukraine devraient constituer un "arc de stabilité" et un "cercle d'amis" et ils auraient la possibilité de participer aux différentes politiques et programmes européens( "tout sauf les institutions" ).

La Russie était censée faire partie de la PEV. La Commission européenne l'a rendu explicite, en envoyant mon prédécesseur à Moscou en octobre 2003. Le commissaire Verheugen a souligné que "la participation russe à notre politique de voisinage fait, évidemment, partie intégrale d'une telle approche". Mais la Russie a décliné l'invitation européenne de faire partie de la PEV. En revanche, les "espaces communs" pour la coopération russo-européenne ont été établis au Sommet UE-Russie en novembre 2013.

Différentes tentatives ont été faites pour expliquer le refus de la Russie de faire partie de la PEV. La raison la plus importante est probablement la fait que la Russie n'a pas voulu devenir l' "objet" d'une politique européenne, mais plutôt être un "sujet" et s'appuyer sur l'égalité et la réciprocité, à un niveau de partenaire stratégique. Cela se reflète aux quatre espaces communs et aux feuilles de route relatives, plutôt détaillées, qui ont été adoptées au sommet UE-Russie en mai 2005. Un nouvel élan a été tenté en 2008, avec le lancement des négociations pour un "nouvel accord", qui était destiné à remplacer le précédent Accord de partenariat et de coopération (PCA) et qui offrirait une base légale plus solide et des engagements juridiquement contraignants, couvrant tous les principaux domaines des relations entre l'UE et la Russie. Afin de compléter la négociation et d'obtenir des résultats réalisés jusqu'ici avec l'approche des espaces communs, le Partenariat pour la modernisation a été lancé en 2010, qui fournissait un cadre de travail pour promouvoir la réforme, renforcer la croissance et augmenter la compétitivité.

En somme, alors qu'à la suite de la dissolution de l'Union soviétique, aux années 1990, il n'existait qu'une seule politique de l'UE, concernant ses voisins de l'Europe de l'Est, pendant la première décennie des années 2000, on a observé une déviation accrue entre les relations UE-Russie d'une part et une politique spécifique en direction des voisins de l'Est, de l'autre part.

La PEV, a été créée, comme il a été signalé plus haut, en prévision du cycle d'élargissement de 2004 (10 nouveaux États-membres), afin d'apporter un plan de travail pour les relations de l'UE avec ses nouveaux voisins. Alors que l'élargissement de 2004 représentait un pas important vers la réunification de l'Europe, l'idée principale derrière la PEV était d'éviter le déplacement de la ligne de démarcation de l'Europe centrale vers les nouvelles frontières extérieures de l'UE, notamment vers l'Europe de l'Est. En même temps, les deux politiques de l'élargissement et de la PEV ont été conceptualisées en tant que stratégies européennes distinctes et une nette différenciation entre les deux devenait, simultanément, plus ambigüe. La PEV a offert l'opportunité de développer des relations privilégiées, économiques et politiques, avec un degré d'intégration qui dépassait la coopération normale avec les pays tiers mais qui n'aboutissait pas à l'élargissement. Ainsi, la PEV n'a pas tenté de répondre à la question de futures membrés possibles, mais elle la laissait ouverte: les États-membres, comme les pays voisins pouvaient interpréter la "finalité" de la PEV, selon leurs intérêts nationaux.

La priorité de la PEV étaient les nouvelles formes de coopération et l'assistance financière relative. De nouveaux engagements contractuels ont été envisagés, pour ancrer les nouveaux États voisins plus près de l'UE. Étant donné que les voisins méditerranéens de l'UE disposaient déjà des Accords d'association euro-méditerranéens (à l'exception de la Syrie et de la Libye), la possibilité d'obtenir de nouveaux engagements contractuels était très pertinente pour les voisins de l'Est. Ensuite, la Commission européenne a proposé un mandat de négociation pour un nouvel accord avec l'Ukraine, en 2006. En 2008, après l'adhésion de l'Ukraine à l'Organisation mondiale du commerce, l'UE et l'Ukraine ont aussi lancé les négociations pour une zone de libre-échange qui serait plus tard améliorée et s'appellerait une Zone de libre-échange approfondie et complète, un élément central du nouvel accord.

En 2008, les relations de l'UE avec ses voisins étaient motivées par l'intérêt national de certains États-membres. Après la relance de ses rapports avec le Sud avec l'établissement de l' "Union pour la Méditerranée" sous la présidence française en 2008, s'ensuivit une nouvelle initiative pour l'Est: le Partenariat oriental.

Le Partenariat oriental, approuvé en 2008, appuyait les aspirations des voisins de l'Est (la Biélorussie, la Moldavie, l'Ukraine, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie) pour des liens plus rapprochés avec l'UE, en basant l'engagement européen sur une conditionnalité stricte - en particulier en ce qui concernait le progrès réalisé par les États-partenaires dans les domaines des droits humains, de la démocratie, et de l'État de droit. La Commission a souligné que les ambitions de l'UE pour ces relations dépendraient de la mesure, dans laquelle ces valeurs européennes seraient respectées et instaurées dans chaque pays. Cette approche a été mise en valeur plus tard, en tant que le principe "more for more" (plus pour plus).

L'UE a proposé, comme il a déjà été mentionné, de revaloriser les relations contractuelles avec les États-partenaires, en lançant une nouvelle génération d'Accords d'association. Également, suite à la crise géorgienne, les chefs de l'UE et de l'Ukraine ont convenu lors du Sommet UE-Ukraine, ici à Paris, en 2008 que l'Accord de partenariat devrait être remplacé par un Accord d'association. Donc, l'Ukraine devenait un précurseur mais un aussi un modèle à tester pour la nouvelle approche européenne, en vue de façonner les relations avec les voisins de l'Est.

Les négociations avec l'Ukraine sur l'Accord d'association devraient durer non moins de cinq ans. Ce processus répondait également au désir important du côté ukrainien d'améliorer considérablement ses relations avec l'UE au lendemain des élargissements vers l'Est de 2004 et 2007. Appuyé par une large base populaire, en faveur de l'intégration européenne, l'objectif principal du leadership ukrainien, concernant l'Accord d'association, était d'obtenir la promesse d'une perspective européenne pour l'Ukraine. Donc, le but des négociateurs ukrainiens était de préparer un Accord aussi ambitieux que possible, en matière de portée et en matière d'ambition politique, autant que les Accords européens avec les pays de l'Europe centrale. Il était considéré en Ukraine, qu'une telle approche préparerait le chemin pour la prochaine étape politique: les négociations d'adhésion à l'UE. Mais, comme il a déjà été signalé plus haut, cette ambition à long terme a été laissée explicitement ouverte, à cause de la division des États-membres européens sur cette question.

Les négociateurs européens, mais aussi les partenaires orientaux pertinents, ont suivi le précédent de la négociation ukrainienne et, dès 2010, les négociations pour les Accords d'association avec la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont démarré.

Les Accords européens d'association avec les pays du Partenariat oriental sont conçus de façon à constituer une nouvelle étape dans le développement des relations contractuelles entre les deux parties. L'innovation la plus importante dans l'Accord d'association est la Zone de libre-échange approfondie et complète, qui va au delà d'un ALE traditionnel et offre une intégration graduelle au marché interne européen. En tant qu'objectif de moyen et de long terme, elle est destinée à fonder l'échange entre l'UE et les États du Partenariat oriental, largement sur les mêmes conditions qu'entre les États-membres de l'UE.

Vous connaissez la suite de l'histoire. Nous avons commencé les négociations avec quatre partenaires mais nous n'avons signé que trois des Accords d'association. L'Arménie a décidé de faire partie de l'Union économique eurasienne. L'intégrité territoriale de deux pays des Accords d'association sur trois, la Géorgie et la Moldavie, a été défiée bien avant le début des négociations et l'ironie est que l'Ukraine tombait dans cette même catégorie, le jour-même où elle signait l'Accord d'association.

Les Accords d'association et la Zone de libre-échange approfondie et complète n'ont pas été conçues pour poser de nouvelles lignes de division dans notre continent, mais pour favoriser les opportunités économiques supplémentaires sans rompre les liens traditionnels. Si nous considérons les origines et les motivations de la Politique de partenariat oriental de l'UE ainsi que le contenu réel des Accords d'association européens, avec ses partenaires de l'Est, avec leur impact économique pour la Russie, il est clair que ces évolutions étaient des conséquences involontaires.

Cependant nous devons étudier sérieusement les enseignements tirés. Permettez-moi d'en énumérer les plus importants:

  • Notre politique à l'égard de nos partenaires de l'Est était ambitieuse et consensuelle. Malheureusement, nous ne pouvons pas en dire autant de notre politique à l'égard de la Russie. Le fait d'avoir établi une politique claire concernant nos voisins mais d'avoir échoué à développer une politique aussi ambitieuse et consensuelle vis-à-vis des voisins de nos voisins a plus approfondi la méfiance qu'il n'a encouragé la confiance. 
  • Nous n'avons pas toujours été cohérents. Dans le cas de l'élargissement de l'OTAN, nous étions prêts à montrer la lumière au bout du tunnel mais pas le chemin qui y menait. Dans le cas de l'élargissement de l'UE, au contraire, on a montré le chemin mais pas la lumière. 
  • Dans le cas de l'Ukraine, nous avons été absorbés par notre propre hésitation de signer l'Accord d'association, sous la lumière de l'incapacité du leadership ukrainien de l'époque de se prononcer sur le caractère conditionnel, particulier dans le domaine de l'État de droit, plutôt que que d'avoir pu constater des hésitations chez les Ukrainiens.

Permettez-moi aussi d'attaquer certains des mythes qui entourent notre politique à l'égard de nos partenaires de l'Est et de la Russie. Le premier mythe était que nous n'avons pas parlé avec la Russie. Il est juste de dire que la Russie n'a pas fait attention, pendant de nombreuses années, à l'impact que pourrait avoir la Politique européenne de partenariat oriental sur ses propres relations avec ses voisins. La Russie était plutôt consacrée à son nouveau schéma d'intégration régionale. Dans le passé, en 2004, le président Poutine avait accueilli favorablement l'idée de l'adhésion de l'Ukraine à l'UE et, indirectement, il sous-entendait qu'elle aurait un impact positif à l'économie russe, j'y ai fait référence plus haut. Et quand la Russie a réagi, il était trop tard pour influencer le fond des nouveaux Accords d'association, de façon réaliste et durable. Mais, déjà en 2012, nous avons établi le Groupe d'information et de coordination du Partenariat oriental et de nombreux tiers pays intéressés et des donateurs participaient à ses travaux. Deux fois par an, nous organisions des briefings, afin d'informer sur les progrès de notre travail d'association et de partenariat. La Russie y participait.

En mars 2013, lors de la dernière rencontre, jusqu'à présent, entre la Commission européenne et le gouvernement russe, qui s'est déroulée à Moscou, nous avons fait trois suggestions et propositions importantes:

  • En premier, nous avons affirmé clairement que les Accords d'association et l'adhésion à l'Union douanière / l'Union économique eurasienne n'étaient pas compatibles. Nous avons souligné que ce manque de compatibilité n'était pas le résultat des jeux politiques que nous aurions menés mais plutôt une question technique qui reflète le caractère légal différent des deux engagements. 
  • Deuxièmement, nous avons insisté sur notre volonté que nos partenaires des Accords d'association continuent à favoriser leurs relations traditionnelles avec la Russie, dans toutes les sphères. Nous avons ajouté que, malgré le premier point, nous étions prêts à encourager nos partenaires des Accords d'association de faire partie de toutes les politiques de l'Union douanière qui ne seraient pas en conflit avec leur obligation, résultant des Accords d'association. 
  • troisièmement, nous avons demandé à la Russie d'avoir une vision plus globale, d'organiser la relation entre les deux projets d'intégration européenne - l'Union européenne et l'Union douanière. Nous avons souligné que, si nous laissions les deux projets, suivre chacun son cadre réglementaire distinctif, sans aucun effort pour les harmoniser, ou au moins de les rendre compatibles, nous pourrions créer, graduellement une nouvelle ligne de division en Europe, cette fois due à une économie et à des règles commerciales différentes. Nous avons proposé de lancer des projets pilotes, concernant certains des domaines les plus significatifs, afin de garantir cette compatibilité. Cependant nous n'avons eu aucune réponse.

Suite aux appels à maintenir les consultations trilatérales entre l'Ukraine, la Russie et l'UE, diverses consultations russo-européennes, au niveau des experts et au niveau des hauts fonctionnaires, ont eu lieu entre octobre 2013 et mars 2014. L'UE a accepté aussi de maintenir les réunions de format trilatéral au niveau ministériel qui réglaient les aspects d'application de la Zone de libre-échange approfondie et complète. Néanmoins, aucune de ces réunions n'a apaisé les préoccupations russes. Ceci était particulièrement visible au Sommet russo-européen de janvier 2014, qui s'est passé dans une atmosphère particulièrement guindée, à la lumière des évolutions récentes. Toutefois le Sommet n'a pas manqué de rappeler la vision de plus long terme, partagée par les deux côtés, de créer un espace économique commun entre l'UE et la Russie, au sujet duquel, il a été convenu de relancer d'abord les négociations du nouvel Accord.

Le deuxième mythe était que les Accords d'association ont été inventés en tant qu'instruments contre l'Union douanière, prédécesseur de l'Union économique eurasienne. Pourtant, la création de l'Union douanière et l'annonce de l'Union économique eurasienne se sont produites après que les négociations pour l'Accord d'association entre l'UE et l'Ukraine avaient démarré (mars 2007) et que la discussion finale de l'Accord avait été réalisée (octobre 2011). Avant le mois d'août 2013, quand le mesures russes de restriction du commerce ont soudainement été appliquées, la Russie n'avait pas encore soulevé de préoccupations par rapport à l'Accord d'association. Et en aucun moment, l'Ukraine, indépendamment de qui était au pouvoir, n'a mis en doute son intention d'adhérer à l'UE. Des inquiétudes existaient, de toute évidence avant, ce qui transparaît plus clairement dans une étude publiée par le Banque eurasienne de développement, financée par la Russie. Cette étude, qui n'a été mise à la disposition de l'UE qu'en été 2013, conclut que l'Accord d'association entre l'Ukraine et la Russie aurait un grave effet négatif sur l'économie russe, plus particulièrement, une "détérioration des termes de l'échange, dans tout le domaine post-soviétique.

La création de l'Union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan en 2010 et le lancement de l'Union économique eurasienne en 2015, à laquelle ont adhéré l'Arménie et le Kirghizistan, avec son espace économique unique, modelé de près sur l'expérience de l'intégration européenne, sont devenues le réponse principale et la priorité absolue du président russe.

Le troisième et dernier mythe que je voudrais mentionner serait que nous avons obligé nos partenaires de l'Est à choisir entre Moscou et Bruxelles. L'UE a toujours respecté la liberté de choix des pays qui voulaient adhérer à l'Union douanière, comme elle l'a montré avec sa réaction à la volonté de l'Arménie de rejoindre cette Union et ne plus poursuivre dans la direction de la Zone de libre-échange approfondie et complète avec l'UE. L'UE n'a pas adopté de mesures restrictives contre l'Arménie, suite à cette décision. Bien au contraire, au sommet de Vilnius en 2013, l'UE a signé avec l'Arménie un mémorandum, dans lequel elle s'engageait à lancer la négociation d'un nouvel Accord qui respecterait les engagements arméniens découlant de son adhésion à l'Union douanière.

Nos intérêts et buts ultimes sont les mêmes - promouvoir la stabilité politique, en même temps que la prospérité économique et d'éviter la création d'une nouvelle ligne de division en Europe. Nous avons tous une responsabilité à assumer. La responsabilité de trouver une réponse juste à la question : comment procéder, pour éviter de pousser nos partenaires autour de nous, à choisir entre Moscou et Bruxelles, les faisant ainsi payer les conséquences de leur choix.

Il y a un besoin évident d'une meilleure coopération avec la Russie dans le moyen terme. Plus grand serait le progrès qui pourrait être réalisé dans le sens d'un Espace économique commun avec la Russie, ou même dans celui de l'Union douanière, moins il y aurait de tension dans les relations avec elle, les deux côtés complétant mutuellement leurs capacités et leurs faiblesses et en construisant l'interdépendance mutuelle. En faisant équipe, nous pourrions rendre l'UE et l'Union économique eurasienne plus fortes, face aux nécessités futures de compétition globale. Pour atteindre une intégration économique possible, parallèlement à un autre processus d'intégration européen, une méthode très similaire à celle qui a été déjà adoptée avec les États du Partenariat oriental, pourrait être utilisée, puisque les membres de la Zone de libre-échange approfondie et complète semblent viser à des objectifs politiques proches de ceux de l'UE en termes d'intégration européenne. Cela fut esquissé par Poutine lui-même quand il présentait sa vision d'un ALE de "Lisbonne jusqu'à Vladivostok".

Selon la feuille d'information du sommet russo-européen du 28 janvier 2014, "Un certain progrès a été réalisé dans les négociations[du nouvel accord] et les deux côtés ont répété, à plusieurs reprises, qu'ils voudraient développer une plus profonde coopération et intégration économique entre l'EU et la Russie - et poser les bases d'un futur espace économique commun, allant de l'Atlantique jusqu'au Pacifique". Barroso, ancien président de la CE, a dit après ce qui était finalement le dernier Sommet russo-européenne, jusqu'à aujourd'hui: "Une autre façon de renforcer notre confiance serait de travailler conjointement sur l'un de nos objectifs stratégiques communs, les plus importants: la création d'un espace économique commun, de Lisbonne à Vladivostok. Cela ressemble peut-être à un rêve, mais les rêves peuvent se réaliser".

Ceci exige, toutefois, que tous les membres adhérent à l'Organisation mondiale du commerce et que tous respectent leurs engagements auprès de l' OMC. Cela nécessite aussi que tousles membres de l'Union économique eurasienne fassent preuve de la volonté de franchir des étapes significatives et globales de libéralisation de l'investissement et qu'ils remplissent les critères de l'OMC pour un ALE.

Cependant, il existe une condition claire pour l'UE à la poursuite d'une telle approche, à long-terme, en particulier à un niveau politique. Les citations que j'ai faites plus haut datent avant la décision unilatérale de la Fédération russe d'annexer la Crimée et Sebastopol. Une application totale des accords de Minsk est nécessaire. Après ce premier pas, nous procéderons au deuxième - avancer progressivement mais concrètement vers une coopération pratique et vers une certaine forme d'accord contractuel entre les deux Nations. Je me suis déjà exprimé au sujet d'une conséquence possible d'une non-harmonisation ou d'une non-compatibilité des cadres réglementaires respectifs des deux projets d'intégration européens. L'année dernière, pour la première fois, la Zone de libre-échange approfondie et complète a eu un plus important volume d'échanges avec la Chine et le marché asiatique qu'avec l'Europe. Il serait dans notre intérêt d'inverser cette tendance et de veiller à ce que nous ayons une coopération pragmatique et mutuellement bénéfique avec la Zone de libre-échange approfondie et complète, avant de traiter avec la Chine et le marché asiatique, que le contraire.

La création de nouvelles lignes de division en Europe n'apporte qu'un mirage de stabilité, qui hantera, tôt ou tard, les auteurs-même de ces divisions imposées. Notre effort serait à peine durable, si dans son fondement, nous ne manifestions pas la détermination de restaurer le respect des principes fondamentaux et des engagements inscrits dans l'Acte final d'Helsinki de 1975 et, plus tard, dans la Charte de Paris de 1990.

"La pierre angulaire de l'ordre international existant" comme l'a récemment écrit Javier Solana, "est la reconnaissance du fait que le maintien de la paix et du bien-être humain exige la compréhension et le respect des besoins et des intérêts des autres - besoins et intérêts qui ne sont pas moins légitimes que les nôtres. Le multilatéralisme n'est pas le produit d'une solidarité insoutenable, comme certains aiment affirmer; il est le résultat d'une interprétation éclairée de ses propres intérêts. Avec une attitude constructive, un plus grand nombre d'acteurs hétérogènes peuvent parvenir à des accords, où tout le monde gagne, en cédant un tout petit peu; autrement, la perspective d'une paix durable et d'une prospérité largement partagée devient bien plus sombre.

Pour conclure, vous pourriez vous demander s'il y a du nouveau dans tout ce que nous avons exposé. Oui, il y en a. Il s'agit du coût et des conséquences de ne rien faire ou de ne pas faire assez, puisque nous ne jouons pas seuls. Nous n'avons négligé d'agir que trop souvent, parce que nous hésitions sur les conséquences. Autrement, nous n'étions pas sûrs du bon équilibre entre les efforts et les ressources mobilisés d'un côté et des résultats produits de l'autre. Sinon, et cela serait le pire, nous manquons souvent de courage et de créativité pour dépasser nos fautes occasionnelles, pour faire face aux défis actuels de façon proactive. Il y a un nombre d'importantes valeurs communes et de principes qui définissent qui nous sommes et comment nous agissons. Notre force n'est pas de les compromettre, mais plutôt notre capacité de nous en inspirer, quand nous tendons la main aux autres, acteurs et partenaires.

"Nous vivons dans l'ère du chaos" disait Federica Mogherini, lors de sa dernière visite à Prague, "et il nous appartient de transformer cette ère du chaos en collaboration et d'inventer avec nos partenaires la forme du monde que nous aurions préféré"

Une dernière phrase: "Allumez la bougie, plutôt que de maudire les ténèbres" , comme l'aurait dit la reine d'Angleterre.

Je vous remercie de votre attention.